Un paysan
“Le yoga est un exercice physiologique qui doit être transformé en une action psychologique.”
B.K.S.Iyengar1
J’ai dit : “les paysans me révèlent Iyengar”. Mais ils me révèlent aussi que ce qui peut être bon dans une civilisation n’est pas forcement adapté à une autre. Nos ‘carcasses’ sont-elle bâtie exactement comme celle des Indiens ? Sont-ils crispés et raides comme les Occidentaux ? J’ai enfin compris pourquoi, au bout de quelques années d’un travail très précis, moi et mes élèves redescendions de Śirşāsana tout souffreteux.:
D’une part, on ne porte jamais son propre poids, c’est-à-dire qu’on ne met jamais sur les cervicales une charge égale à son propre poids, c’est beaucoup trop lourd. Une femme normale porte entre 35 et 40 kilos alors qu’elle en pèse 50 ou 60 ; un homme porte au maximum 60 kilos dans les salines. De même, quand je suis arrivée sur le port dans les années 80, il n’y avait que les descarregadores qui approvisionnaient les usines de conserves qui portaient des paniers de 50 kilos environ. Miguel avait changé d’équipe dès qu’une place s’était libérée dans l’équipe do consumo parce qu’on n’y portait qu’environ 35 Kilos.
D’autre part, une fois chargé, on ne reste jamais immobile, on marche : ce n’est pas de la gymnastique mais de la vie : on ne se charge pas pour rien. Nous verrons la même manière de s’y prendre pour les porte-pièce de Bordeaux (“Une fois chargé, le porte-pièce ne devait jamais s’immobiliser sous peine de souffrir des ‘reins’”). Et puis, une fois chargé, on ne bouge plus les cervicales : si on veut traverser une rue, ce n’est pas la tête qui tourne pour voir s’il arrive ou non une voiture ; on tourne tout entier, depuis les pieds, au mieux depuis les chevilles…A comparer avec les diverses variations de Śirşāsana soit en ’ciseaux’ dans lesquelles nos rachis s’arrondissent complètement parce que nos ischio-jambiers ne nous permettent pas de baisser une jambe uniquement depuis la coxo-fémorale pour frôler le sol avec le pied ; soit en torsions, celle-ci demandant à tout le rachis, cervicales comprises, de virer soit avec les jambes jointes, soit avec les jambes en ‘ciseaux’
“Pour ce grand amoureux de la vérité (qu’est B.K.S.Iyengar), seul le contact réel, la sensation du contact réel qui arrive, pure, aux facultés cognitives, peut aider à évoluer vers la connaissance juste”2 au bout du chemin commencé à la sensation, la sapience laisse place à la sagacité ; je veux dire que, mieux qu’à ces connaissances que la science canonise, ce chemin aboutit, en fait à un goût affiné, donne un odorat exquis et un toucher velouté, forme une vue délicate des nuances, cultive une ouïe musicale ou linguistique subtile… bref, construit une culture fine …
Nous sommes en 1990, fin octobre ; nous arrivons dans le village de Salau par une belle matinée d’automne et Roger Rieu est là, près du ruisseau, devant sa maison, à nous attendre… avec son bon sourire et son allure de grand et beau paysan bien planté sur ses pieds, sur l’arrière de ses pieds, droit comme un i malgré ses 70 ans, affable et accueillant comme un bon grand père, prêt à donner tout ce qu’il pourra à cette drôle de parisienne qui, mariée à un analphabète portugais, s’est donné tant de mal pour apprendre à porter sur la tête pour mieux comprendre pourquoi tous ceux qui ont ainsi porté sont si beaux à voir, si droits, tellement élégants, malgré des vêtements de travail élimés et parfois salis. Des beautés d’hommes et de femmes qui n’ont rien appris de l’élégance apprêtée des villes et sont beaux et élégants par eux-même, par leur port-même, par leur prestance. Annie, mon amie, nous avait annoncés au téléphone, et il était là, prêt à tout et ne s’étonnant de rien
Nous commençons par parler du transport des charges sur la tête et je m’aperçois que, pour Roger Rieu comme pour Miguel, porter directement sur la tête, dans l’axe vertical, ou porter grâce à la tête, avec une sangle, cela revient au même. Il est vrai que c’est le même travail d’étirement vers le haut de toute la musculature du dos et de la ceinture abdominale – ce sont des gens auxquels on n’a jamais fait faire “des abdominaux” en raccourcissant le ventre, en faisant faire la trop fameuse bascule du bassin en rétroversion et donc, en plaquant les ‘reins’ au sol et en abaissant la cage thoracique vers le pubis. Eux ont une sangle abdominale longue et très ferme.
Le travail étant le même, pour eux, Roger va commencer par me parler du transport des charges à l’aide d’une sangle passée sur la tête – et non pas sur le front comme le disent souvent les ethnologues en parlant de ‘bandeau frontal’, pace qu’ils n’ont pas eu l’occasion de porter une charge avec un bandeau, une corde ou une lanière. Le bandeau est toujours sur les cheveux, partout dans le monde, pour tous ceux qui portent de cette manière.
Et Roger commence : “Sur la tête, j’ai porté beaucoup de choses : avec la sangle, on transportait soit le fumier, soit les pommes de terre… tout un tas de choses qui pouvaient aller dans la hotte”.Et je m’aperçois alors qu’il y a des hottes qu’on ne porte pas avec deux bretelles, mais avec un bandeau de tête et cela, non pas au bout du monde, mais chez nous, dans les Pyrénées ! 3 Serres Michel, 1999 Variation sur le corps Paris, Fayard
Et puis, mes questions sur ce qu’on fait faire à la colonne vertébrale l’intéressent ; on sent, qu’en lui- même, il a senti et qu’il comprend ce que je lui demande : “pour la colonne vertébrale, c’est le même travail que directement sur la tête” .Il revient sur le bandeau de tête : “on sent de soi-même où placer la sangle”. Il me montre avec une corde qu’il avait sous la main, et, évidemment, comme je pouvais m’y attendre, il ne la place pas sur le front, mais sur la tête.
“Pour descendre les isards, c’est exactement comme sur les photos…” et il insiste “pour la colonne, c’est le même travail… j’ai même porté deux isards à la fois. On partait de Couflens vers minuit et on revenait à la même heure. On faisait des kilomètres pour aller chercher ces bestioles et il fallait revenir avec elles… Je prenais une poignée de foin, je la mettais dans le béret, et les pattes de l’isard dessus. Tout le corps est légèrement penché en avant… selon qu’on monte ou qu’on descend, le corps sent ! ” Évidemment qu’on sent comment garder l’équilibre et ne pas perdre la charge, mais comme c’est intéressant cette précision face à moi et à mon petit carnet ! “On sent”… Et je pensais, rêveuse, au mal qu’il faut se donner pour que les gens des villes, ceux qui ont fait des études, sentent, s’incarnent dans leur chair et que leurs nerfs puissent se faire entendre à leur cerveau réceptif, le cerveau animal, celui des enfants et des analphabètes. B.K.S.Iyengar me disait souvent : “les débutants ne sentent rien” et c’est tellement vrai ! Et combien de temps certains d’entr’eux restent-ils débutants ! Tandis que ces gens qui n’ont pas endormi la partie sensorielle de leur cerveau, sentent : “on sent où placer la sangle”… “le corps sent” !
C’est exactement ce qu’Iyengar tentait de nous faire comprendre avec ses mots d’Oriental – si difficiles pour nous Comment projeter l’intelligence depuis sa source ? L’intelligence ne doit pas être morcelée ; l’intelligence peut-être maintenue dans la tête et projetée dans le dos puis dans la région lombaire, etc. ” Il s’agit d’intelligence sensorielle, évidemment. On sent l’inclinaison à prendre selon qu’on monte ou qu’on descend. Évidemment, bien des gens prennent automatiquement cette inclinaison, mais qui peut se vanter, en ville, de sentir son aplomb changer quand, sur l’escalier mécanique, les marches commencent à se former, que ce soit à la montée ou à la descente ? Et qui l’a tellement bien senti qu’il penserait à le dire ? “On marche légèrement incliné” dit Roger, et il faut remarquer qu’il ne dit pas ‘courbé’ ; en effet, les deux mots ne recouvrent pas du tout la même sensation, la même attitude : ‘incliné’, c’est tout le tronc – qui ne peut pas changer de forme, puisqu’il est étiré à contre-poids de la charge – qui se penche en avant depuis l’articulation des hanches. Le mammifère humain, tout au long des millions d’années que l’évolution a
Et voici que les paysans de chez nous, et tout particulièrement ‘mon’ Miguel et Roger Rieu m’apportent le même témoignage ‘animal’ : on se penche, on s’incline de ce que nous appelons les hanches c’est-à- dire de cette fameuse articulation du tronc sur les jambes ; mais on ne se ‘courbe’ pas, on ne défait pas la cambrure que la nature a mis si longtemps à installer en nous pour que notre bipédie soit confortable, aisée, fluide, limpide ! Et, évidemment, ces gens qui suivent l’instinct de leur nature et les coutumes que les générations qui les ont éduqués leur ont inculquées n’ont jamais mal au dos ; ils ne se plaignent jamais des ‘reins’ ! Cher Roger, Il venait tout gentiment confirmer tout ce que Miguel cherchait à rééduquer en moi : “on se penche, on ne se courbe pas. ” Quand je pense qu’il y a à Paris-même un grand nombre d’enfants de 8 à 10 ans qui ont déjà perdu la sensation des articulations coxo-fémorale, qui ne savent pas que pour s’asseoir ou pour se baisser, ce sont elles qui doivent s’articuler ! Ils ne sentent déjà plus. Et Roger d’insister : “on sent… le corps sent ! ”
Et puis, une dernière indication avant de se quitter : il y avait aussi le bois qu’il fallait ramener à la maison : “Le bois, c’était des troncs de 3 ou 4 mètres de long. On les posait sur l’épaule droite, par exemple. De la main gauche, on passait derrière le dos un bois au-dessus de l’épaule gauche qui passait sous les troncs, pour alléger le poids sur l’autre épaule. On se mettait, bien sûr, un sac plié sur l’épaule avant d’y mettre les troncs. ” Et tant il mimait bien le travail qu’on le voyait, avec la charge sur une épaule et un bâton sur l’autre passant dessous comme me le montrera, bien plus tard, Carvalho, le voisin de Miguel .
Avec le monde des paysans, nous pourrions dire ce qu’écrivait André Guibaut pour le Tibet : “Nous sommes au bout du monde, du nôtre, au commencement d’un autre monde” Avec les paysans, nous sommes de nouveau au commencement du monde, de l’avant…Si seulement cela pouvait être une prédiction vraie !