Marche
Hervé Poncelet écrivait :
“Étudier les chasseurs-cueilleurs contemporains, c’est parallèlement à l’archéologie, à la préhistoire, à la génétique et à la paléontologie, ouvrir une fenêtre sur un passé où s’enracinent les sociétés.”
Qu’ai-je fait de plus que d’aller voir comment est faite une colonne vertébrale bien bâtie et non douloureuse comme le sont les leurs pour tenter de comprendre ce qu’il y avait de “dévoyé” dans le placement de nos os dans la gravité, dans notre comportement d’intellectuels citadins ; et tout cela pour tenter de trouver comment réparer nos colonnes vertébrales ?
La colonne vertébrale dans la marche
La marche humaine des personnes “non-dévoyées” de l’art “normal” de marcher, ceux qui en ont gardé “la technique naturelle” et qui connaissent encore “le mode d’emploi” physiologique de la mécanique et des rouages de l’homo, est celle que Miguel n’a pas perdu, celle qu’il tente de nous transmettre.
Et ce qui est très intéressant c’est qu’elle correspond à ce que B.K.S. Iyengar a tenté de me réapprendre, de nous réapprendre lors d’un des séminaires qu’il a donné à Paris et que j’ai pris soin de noter. La communauté des Iyengar fait partie de la caste des Brahmanes, c’est-à-dire des gens qui ne peuvent en aucun cas exécuter un travail manuel : ce sont des prêtres, ils étudient les textes anciens de manière à conduire le peuple sur le droit chemin indiqué par les sages indiens, du moins, il devrait en être ainsi !
“Quand vous marchez, étirez le tronc vers le cerveau, sans bouger la boîte crânienne” 1 ,
La seule manière de garder ou de récupérer le port de tête qui permet au cerveau d’être horizontal et de flotter paisiblement dans le liquide céphalo-rachidien ; on reprend ainsi l’allure d’un ‘homo ‘ heureux et bien dans sa peau. Ce qui est extrêmement intéressant, c’est qu’il s’agit, exactement de la même manière d’être, de ‘se tenir’ que celle qu’Iyengar m’a enseignée dès 1959 pour śirşāsana, la position debout sur la tête.
1 Perez-Christiaens Noëlle (recueillis par), Iyengar, Etincelles de Divinité- Sparks of Divinity N 72 et X 272
Lors des fêtes de touros de Moita, en septembre 1991, près de moi – mais du côté des hommes, là où le taureau peut foncer – il y avait cet homme qui est resté longtemps, longtemps sur un pied. Il doit
certainement faire partie d’une ganadaria, car il a les bottes des éleveurs. On remarquera l’aplomb de sa jambe d’appui dont le genou est resté souple, le poids au talon et l’horizontalité de sa ceinture ; ses omoplates sont très proches l’une de l’autre de chaque côté de la colonne vertébrale.
La marche :
une suite de chutes ou d’équilibres sur un pied ?
La marche n’utilise que la musculature propre à la propulsion, c’est-à-dire celle du dos de la jambe arrière : des fessiers à la pointe des orteils, en passant par le dos de la cuisse, le mollet, la voûte plantaire et le dessous du bout des orteils. Le tronc reste toujours en équilibre parallèle au sol et face au lieu où il va, il ne se “dévisse” pas par rapport à la ligne médiane : le bassin reste parallèle au mur vers lequel il se dirige sans accompagner l’ouverture de l’aine de la jambe arrière, c’est-à-dire sans mouvement de droite et de gauche.
De même le bassin ne se dandine pas de haut en bas sur la tête de fémur de la jambe sur laquelle le poids se pose, il reste horizontal par rapport au sol sur lequel on marche ; les bras, relaxés, peuvent pratiquement ne pas bouger; tout au plus les avant-bras dodelinent.
En somme, dans la marche normale, le tronc est propulsé, toujours égal à lui-même, par l’action des jambes – depuis les fesses – et uniquement grâce à elles. Avant d’aller plus loin, faisons un petit résumé :
• la jambe arrière : est la principale. Le fémur est entraîné très loin en arrière par les muscles de la fesse et ceux de l’arrière de la cuisse (les muscles extenseurs de la hanche) ce qui allonge le creux du genou et pousse le talon par terre. Plus cette action est forte, plus le pas peut être grand. La voûte plantaire maintenue et les orteils posés bien ronds sur leur pointe appuient fortement sur le sol, comme s’ils voulaient le repousser en arrière.
• La jambe avant : elle n’a aucune importance : quand le bassin est bien placé, sans même qu’on y pense, le poids arrive sur un genou fléchi grâce à une action très intelligence de la nature.
Le pied
Ce qui m’a extrêmement étonnée, est de voir comme dans nos régions, les pieds se déforment rapidement. Au cours de quarante années de travail, on constate que l’âge des élèves déjà handicapés par leurs pieds s’abaisse d’une façon inquiétante. Il y a un problème grave, mais comment peut-on le cerner d’abord, pour ensuite tenter de lui trouver un remède?
A force de voyager un peu partout pour pouvoir faire des comparaisons, je me suis aperçu que tous les pieds non endommagés étaient sensiblement les mêmes ; de fait, ils ont la même fonction ! Il y en a de plus allongés, d’autres sont plus carrés, mais, le rôle qu’ils ont dans l’équilibre et la propulsion leur donne une grande ressemblance à quelque âge qu’on puisse les observer.
Les pieds qui ne sont pas encore endommagés ont une courbe convexe sur le dessus, depuis le petit creux au milieu de la cheville jusqu’à la pointe des ongles des orteils. Le vallon que la plupart d’entre nous ont au-dessus du pied, à la grosse articulation des orteils (métatarso-phalangienne) est absolument
faux.
C’est une chose très difficile à comprendre : les orteils ne sont pas faits pour former un angle avec le dessus du pied, leur articulation aux métatarses est confectionnée par la nature dans le même sens que les doigts de la main de manière à fléchir vers la plante du pied. C’est dans cette position qu’ils peuvent s’enfoncer dans le sol pour maintenir l’équilibre quand c’est nécessaire, et repousser le sol loin derrière eux lors de la marche.
La première chose qui frappe dans tous ces pieds, c’est qu’ils servent vraiment ; on sent qu’ils ont un rôle dans l’équilibre : le poids est toujours au talon. La pointe des orteils, loin d’être inerte ou raidie, pousse sur le sol à chaque pas, quand le pas se termine ; puis elle se relaxe avec la cheville, entre deux pas.
Si les orteils ne sont pas abîmés, s’ils ont gardé leur forme primitive, ils sont aussi arrondis, dans la chaussure. Dans la marche, les orteils du pied arrière sont donc restés en rond dans la chaussure, ce qui leur permet de pousser sur le sol et cette propulsion donne toute sa fermeté, sa rapidité et sa précision à la démarche; on sent que la musculature fonctionne dans toute son efficacité, sans qu’on en soit conscient : les pieds font ce qu’ils ont à faire, normalement. Pensons à un mammifère terrestre quelconque : il pousse sur le sol et cette action utilise jusqu’à la fine pointe de la dernière phalange. Il en va de même pour les oiseaux marcheurs.
Dans les grimpettes c’est la même chose : l’impulsion est donnée depuis la fesse par tout l’arrière de la jambe pour enfoncer le talon dans le sol, puis le poids passe sur la pointe des orteils et se termine sur le premier qui pousse très fort et imprime sa trace dans la chaussure. La même technique est utilisée par la
course.
Le trochanter de la jambe avant reste en arrière de son talon
La jambe droite en attente du poids est souple, le genou légèrement fléchi, de manière que le poids n’arrive pas sur un membre rigide ce qui risquerait d’endommager les trois articulations. Le pied gauche ayant viré le poids sur le droit, en terminant l’extension de la cheville et la poussée sur les orteils fléchis, est maintenant relaxé.
Il ne reste plus qu’à soulever un peu le genoux pour que la pointe du pied ne racle pas le sol. Alors les fléchisseurs de la hanche gauche amènent la jambe de telle sorte qu’elle se pose sur le talon du pied, le genou étant souple, c’est-à-dire légèrement fléchi, mais sans que les fléchisseurs de la cheville ne le “retroussent”: la cheville est relaxée, le pied se pose tel quel et se pose très bien, sans effort inutile, sur le talon.
Si le pied est chaussé de talons même pas très hauts, il se posera à plat, c’est ce qu’on apprenait, il y a une quarantaine d’années, dans les écoles de mannequins, celle de Lucky, par exemple.
Le poids doit arriver à l’arrière du talon
Il ne doit jamais être « réparti »
Quand on aborde l’observation de la marche, le talon, la voûte plantaire, l’arche antérieure et les orteils ont leur importance et leur responsabilité de propulseurs et d’amortisseur pour garantir l’intégralité du pied et une fois encore, celle de la colonne vertébrale. Les pointes des pieds sont toujours ouvertes.
Au moment de la poussée le gros orteil s’enfonce dans le sol, il se plie à l’articulation entre phalange et phalangette ; il presse cette dernière par la pointe ; tous les orteils arrivent alors par la fine pointe sur le sol. Miguel – les seuls pieds que j’ai pu toucher – a, dans cette dernière phalange du “pouce
de pied” un os qui pourrait être de fer ; et tous ses muscles des orteils paraissent être transformés en os au moment de l’effort !
Tout d’abord, il faut prendre conscience qu’un genou qui n’est pas encore endommagé présente toujours une pointe en avant et un creux à l’arrière : debout, le fémur ne doit jamais tomber verticalement au dessus du tibia, la jambe n’est jamais tendue.
Si on utilise l’avant de la cuisse de la jambe arrière, les extenseurs du genou interviennent sur la rotule, le bas du fémur, et le haut du tibia ; cela force l’articulation en la poussant vers l’arrière, et aboutit à faire un “genu recurvatum”.
Par contre, si on utilise l’arrière de la jambe arrière, fesse et cuisse, le genou arrière est allongé doucement (et non tendu) par l’action de la fesse, des extenseurs de la hanche sur le haut du fémur (ceuxqui ouvrent l’aine et creusent le pli sous-fessier).
Le fémur étant un seul os, si sa partie haute va loin en arrière, sa partie basse y va aussi, ouvrant ainsi le creux du genou d’une façon très douce ; le quadriceps (le devant de la cuisse), qui est extenseur du genou, n’intervient que comme antagoniste-synergique.
L’extension du genou est donc donnée par les muscles du haut, sans pression aucune sur la rotule.
A ce moment-là, le talon arrière est poussé contre le sol, comme enfoncé dans le sol. C’est le temps qui précède l’action des muscles du mollet qui vont intervenir pour monter le talon, passer le poids sur le bout des orteils (sans appuyer sur la métatarso-phalangienne) qui, par leur pression sur le sol vident le poids sur l’autre pied.
Or donc, une fois que le pied arrière à versé le poids sur l’autre grâce au travail des propulseurs (qui sont sous les orteils et sous la voûte plantaire), le pied est pointé vers le sol et la cheville se relaxe ; alors les fléchisseurs du genoux (qui sont dans le creux du genoux) et ceux de la hanche (qui sont dans l’aine) soulèvent le pied qui est toujours relaxé et pointé vers le sol. Les fléchisseurs de la hanche entrent aussi en action pour amener la jambe en avant, mais nous ne nous en occupons pas, nous sommes déjà attentifs à l’autre pied qui est, maintenant le pied arrière.
Si le bassin est encore en bonne position, nous marchons sur une ligne, celle qui prolonge sur le sol notre ligne médiane, celle qu’Iyengar appelait l’axe. Dans la marche, les deux talons jouxtent une ligne qui prolonge sur le sol la ligne médiane : c’est un peu comme si le poids roulait sur une seule ligne qui prolongerait par terre la ligne médiane de la personne.
La jambe est musclée, mais aucun muscle n’est “gonflé” par rapport à l’ensemble; toute la jambe travaille dans un équilibre de force très harmonieux. Mais pour que cette harmonie puisse exister, la position du bassin est très importante, et c’est justement celle que nous avions remarquée sur les plages portugaises ; un bassin qui na pas perdu l’aplomb est posé naturellement très oblique en anté-version. Il faut avant tout récupérer la cambrure, c’est-à-dire une position du bassin sur les têtes de fémur, qui permette à la jambe avant de se poser, genoux légèrement fléchi, et à la jambe arrière de rester plus longtemps avec le talon au sol. Tout cela se repère sur le dos de Miguel et de ses camarades… de tous ceux qui savent encore marcher correctement.
Monter un trottoir, un escalier ou les descendre
Que nous montions ou que nous descendions un escalier, nous sommes en mouvement et donc en dynamique et nos pieds se rapprochent jusqu’à longer le prolongement imaginaire sur le sol de notre ligne médiane. Sur une échelle, il en va de même avec cette différence que pour que les genoux ne viennent pas heurter les barreaux, il faut reculer le bassin ; ainsi il reste horizontal et les genoux ont la place de bouger correctement.
Et nous revenons à la position “normale” du bassin humain dans la gravité, c’est-à-dire en anté- version. Si le bassin est posé en rétro-version, plus aucun des muscles des jambes ne peut fonctionner correctement. La nature alors, faute de mieux, invente un autre système de propulsion, en faux aplomb, qui consiste en une suite de chutes rattrapées par un pied qui se pose sous le poids qui tombe. Prenons un exemple : quand nous tombons dans l’escalier, nous disons : “j’ai déboulé dans l’escalier.”
Dans les civilisations où l’anté-version du bassin est encore normale – au Portugal par exemple – on vous montre sur la fesse un gros bleu en vous disant “je suis tombée dans l’escalier”, et il est clair que la femme est tombée assise sur la marche de derrière, parce que son poids reste toujours sur le pied arrière.
Dans l’escalier, le bassin doit rester parallèle au sol, les jambes montent de marche en marche, mais le bassin ne bouge pas, il ne se balance pas. C’est exactement la même chose quand on monte à l’échelle : le bassin doit rester parallèle au sol; et face à ce qu’il ‘regardait’ avant de monter ; simplement, il faut le reculer pour laisser leur place aux genoux, les jambes se plient et les pieds montent de barreau en barreau, mais le bassin n’oscille pas d’un millimètre, il ne se dandine pas il ne tombe pas de droite à gauche, il ne
vrille pas ; il reste toujours horizontal et en anté-version. Attention : on pousse sur le pied qui est sur la marche d’en dessous ; la cuisse de l’autre jambe n’a que peu à faire.
…mais ce n’est pas le plus important. Ce qui importe le plus dans la descente est de garder le poids sur le pied arrière, comme si, on s’asseyait dessus.