Yoga
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Noëlle, comme on le disait alors, « cherchait Dieu », et, malgré des études approfondies dans sa religion, tout ce qu’elle y trouvait ne lui suffisait pas. Elle mit alors le nez dans d’autres mystiques. C’est ainsi qu’après avoir plongé dans les églises d’Orient rattachées à Rome et dans l’Orthodoxie, elle étudia les différents protestantismes… et aboutit au bouddhisme… et puis au yoga. Mais, dans les rares écoles de yoga qui existaient en Europe avant 1959, elle n’avait rencontré que ce qu’on pourrait appeler :“la gymnastique du yoga” ou encore un certain ésotérisme sans racine profonde dans la réalité
Noëlle est une mystique, mais elle a besoin d’une mystique incarnée dans la réalité quotidienne. Elle avait besoin d’un yoga, une discipline unitive, selon la traduction de la grande sanskritiste Anne-Marie Esnoul, qui puisse être travaillée partout et à tous les instants.
B.K.S. Iyengar lui avait permis d’ouvrir sa propre école dès son retour de Pune en 1959 ; on l’appela Institut de Yoga Noëlle Perez-Christiaens. À sa demande, Iyengar avait fait dessiner un label très parlant : une lampe à huile d’où jaillissait une très jolie flamme. Sur le bord supérieur de la lampe était inscrit, le nom du maître ; sur le ‘ventre’, en sanskrit, était écrit celui de Noëlle et, suivant la courbe du fond, en sanskrit aussi, “Vénérable école de yoga”. C’était tout un programme
Dès son premier séminaire à Paris dans l’école de Noëlle, B.K.S. Iyengar avait apprécié la rigueur et la profondeur de ce qui était donné aux élèves en suivant le plus fidèlement possible ce que le maître dévoilait peu à peu – ou du moins ce qu’on en comprenait !– ainsi que de la culture générale : l’Inde, ses religions, d’autres cultures et d’autres religions… et il donna son nom à l’école de Noëlle qui devint ainsi : Yoga, Institut B.K.S Iyengar de Paris.
Puis vinrent deux années qui modifièrent complètement l’approche du yoga-discipline unitive : nous avons eu la chance que le maître soit venu deux années de suite, 1971-1972, donner un séminaire à Paris et qu’il ait demandé, en tout premier lieu, sarvāṅgāsana (la chandelle de la gymnastique).
En 1971, les élèves avaient la tête, la nuque et les épaules, comme il est de tradition, sur une épaisseur de couverture. La posture était droite, maintenue verticalement avec beaucoup d’efforts, par les mains qui poussaient le dos du thorax. Iyengar a tâté un cou : “dur !”…et ainsi sur trois ou quatre élèves. “Faites-les descendre, dit-il à Noëlle, tous les cous sont durs, vous aurez des problèmes de thyroïde”.
Toute l’année scolaire suivante, la recherche a consisté – toujours sur une épaisseur égale de couverture – à ce que les cous restent relaxés. Et c’est ainsi qu’on aboutit à une posture courbe, en arc de cercle, due à des raideurs dans les vertèbres cervicales des Occidentaux.
En 1972, quand il revint, Iyengar voulu voir les progrès accomplis et demanda la même position. Et là, horreur, toutes les postures étaient en arc ce qu’il n’apprécia pas du tout : « Ils ne sont pas sur l’axe » s’exclama-t-il. – « Tous les cous sont relaxés », répondit Noëlle. – « Je ne vous parle pas des cous… ils ne sont pas sur l’axe, c’est visible ! ». Alors nous avons compris qu’il fallait arriver à une posture verticale avec le cou relaxé. C’est à ce moment-là que nous avons pensé à utiliser l’aide des supports, comme Iyengar l’avait fait expérimenter à Noëlle à Genève, chez sa mère, en 1965, pour les extensions avant.
Cette année-là, dans une leçon particulière mémorable, voyant que Noëlle, malgré tous ses efforts et un travail assidu n’arrivait pas à ce qu’il voulait du fait de la raideur de ses articulations, il l’avait fait asseoir sur une pile de coussins durs, ce qui avait permis au bassin de tomber entre les cuisses ; il lui avait rallongé les bras avec des serviettes de toilettes trouvées dans la salle de bain et pliées en deux dans le sens de la longueur de manière à passée la boucle autour des pieds.
Alors Paśchimottānāsana avait commencé à prendre du sens… Enfin Noëlle sentait dans quelle direction le maître l’entraînait et ce qu’il cherchait à lui faire comprendre. Dès la rentrée, nous avons cherché dans ce sens avec les élèves… et avec d’autres supports. Iyengar n’avait-il pas donné certaines indications comme : « Adapter le yoga aux conditions et à l’environnement ». [1]
Geneviève enceinte, Alice (80 ans), Ginette…
… et Georgia.
[1] Etincelles de divinité, X 35
C’est en cherchant dans cette direction qu’on a trouvé, pour chacun des élèves, quelle épaisseur de couverture placer sous les épaules tandis que la tête reposait, comme auparavant, sur une couverture. On acheta des fils à plomb de maçon et, peu à peu, la posture prit la verticale dans laquelle l’extension « up », comme le demande Iyengar, est possible.
C’était une expérience énorme, mais ce n’était qu’un premier pas !
Le second eut lieu en 1972 pour le travail du Prāṇāyāma. Cette année-là, Iyengar donna dans une très grande salle, un cours de Prāṇāyāma aux élèves de tous ses propres élèves français…Il y en avait entre 50 et 100 ! Durant les différentes années précédentes, nous avions passé à ce travail, le ‘truc’ des supports, cherchant la hauteur exacte à laquelle asseoir chaque élève pour que son dos puisse être érigé sans tension. Les jambes étaient placées en tailleur, et parfois calées pour éviter aux chevilles de tomber en supination ou aux cuisses de trop s’écarter. À ce sujet, nous avons expérimenté la ‘ceinture de méditation’. Peu à peu chacun d’eux savait organiser seul ses supports. Noëlle avait écrit à Iyengar pour lui expliquer le sens de notre recherche et lui demander son avis… sa réponse avait été : « Que puis-je en dire avant d’avoir vu ? » Lors de ce cours mémorable, nos élèves avaient apporté tout ce qu’il leur fallait au cas où le maître leur permettrait de s’installer… Mais pour ne pas avoir l’air de lui forcer la main, tout était caché. À l’heure dite, Noëlle amena ‘le Patron’ et lui demanda ses instructions…. – « Monsieur Iyengar demande que vous vous asseyiez comme vous en avez l’habitude »…Tous les supports sortirent de leur cachettes. Tout le monde s’assit. Les nôtres étaient paisibles, concentrés…Tous les autres étaient qui dans de faux lotus, qui dans des demi-lotus, crispés par la douleur des articulations, le bassin rétro-versé, tendus pour tenter d’avoir un dos érigé… Monsieur Iyengar avait beau donner ses instructions, ils avaient tellement mal qu’ils ne pouvaient ni se concentrer ni suivre. Excédé, Iyengar demanda à Noëlle : « De qui est cette élève ? » – « Je ne sais pas Monsieur, elle n’est pas à moi » – « C’est visible que ce n’est pas une des vôtres… etc ». Il fit venir le professeur de l’élève et lui expliqua tous ce qui n’allait pas.
C’est le seul certificat que nous ayons reçu du maître, mais il était de taille : nous travaillions dans la bonne direction : l’aplomb !
Le troisième pas et non l’un des moindres eut lieu en 1976 avec trois faits d’une importance capitale pour nous :
B.K.S. Iyengar revint à Paris donner des cours à l’Institut après avoir passé, dans le même but, quelques jours en Hollande. Un paysan, qui n’avait jamais fait de yoga de sa vie, l’avait amené en voiture. Lors du premier de ses cours, il prit trois hommes, dont deux de ses élèves, (deux hommes qui avaient eux-mêmes déjà des élèves) et les a placés devant nous. – L’un était tout voûté, tout fermé dans les deux sens Iyengar l’a surnommé ‘virgule’, explique Noëlle.
Elle continue : « En ce temps-là, je n’avais pas encore compris que lorsqu’Iyengar disait chest up, c’était tout le tronc qu’il fallait allonger. Je redressais la cage thoracique en avant en durcissant et en raccourcissant les extenseurs du dos. Le second élève, lui non plus n’avait rien compris à ce que demandait le ‘patron’ et il était complètement redressé, le bas du devant du thorax monté très haut et le dos très court, dur et tassé. Iyengar l’a nommé ‘point d’interrogation’! »
« Le troisième était le bon paysan qui ne comprenait pas ce qu’il était venu faire en face de nous, mais suivait tranquillement. Il était tout droit, planté sans effort, relaxé. Iyengar l’appela ‘point d’exclamation’. »
« Et pendant tout le cours je n’ai rien compris : le ‘patron’ avait l’air d’apprécier sa posture et de dénigrer les deux autres qui avaient travaillé déjà longtemps avec lui… Je faisais la traduction en me promettant, dès que j’aurais un moment libre, de réécouter le magnétophone pour tenter de comprendre… Il a fallu attendre les années 80 et la rencontre avec Miguel et tout son petit monde pour comprendre qu’Iyengar n’avait pas pris comme exemple un homme quelconque, mais un paysan qui n’avait pas perdu l’aplomb… cet aplomb qu’il cherchait à nous faire retrouver. En donnant ce cours, il essayait de nous rééduquer les yeux ! C’est un cours d’ethnographie qu’il nous a donné là ! Et une fois de plus avec un paysan !… »
C’est cette même année qu’a eu lieu, au Musée de l’homme l’exposition organisée par le profeseur Yves Coppens alors Directeur au Musée de l’Homme sur ‘Les Origines de l’Homme’. « Je suis restée, écrit Noëlle, en arrêt devant le fameux tableau comparatif entre les simiens actuels et les hommes actuels et la phrase qui, tout en bas du tableau, allait m’ouvrir de tels horizons : “du fait de la marche bipède la spécialisation du pied des hominidés s’écarte de celle de la main : brièveté de l’astragale et du calcanéum, qui supporte désormais tout le poids du corps. »
« C’est ce qu’Iyengar avait tenté de me faire sentir, mais je n’avais rien compris. Immédiatement, je mis le poids aux talons en creusant mes aines et en reculant le bassin et je sentis toutes les tensions s’évanouir dans mon dos. En ce temps-là j’étais déjà relaxée… tandis que maintenant, quand on demande à quelqu’un de mettre le poids aux talons, il se recule tout entier comme une planche sans plus sentir l’articulation des hanches et crée ainsi des tensions (freins contre la chute en arrière) dans les trois articulations des jambes ».
« Le Pr. Yves Coppens insistait également sur la cambrure comme élément essentiel dans l’acquisition de la bipédie confortable… et la bipédie, c’est ce qui caractérise l’humain. »
« Il m’avait conseillé, continue Noëlle, un article du docteur Michel Sakka, professeur d’Anatomie Comparée, qui poursuivait des recherches passionnantes au Muséum d’Histoire Naturelle et qui enseignait que le “rubicond” irréversible entre la quadrupédie et la bipédie, entre les ancêtres des simiens actuels et ceux des hominiens et des hommes actuels se trouvait dans la transformation du sacrum et des dernières lombaires de sorte qu’une cambrure s’était mise peu à peu en place. Iyengar ne m’avait jamais fait faire la bascule du bassin ; mais il a fallu la rencontre avec Miguel et sa civilisation pour comprendre que, même sans décambrer volontairement, nous avions perdu en partie la nôtre et n’étions plus assez cambrés par rapport à nos propres pièces osseuses. »
« Et enfin, cette même année, il y eut, au Grand Palais, une très belle exposition sur Ramsès. Étant donné qu’en 1959, le ‘patron’ avait sans cesse signalé à Noëlle les faits ethnographiquement intéressants et qu’il l’avait emmenée le plus souvent possible chez ses petits élèves et les artisans de Pune, nous avions décidé de lui faire visiter cette exposition en pensant qu’il n’aurait peut-être jamais l’occasion d’aller en Égypte ; et pour s’y préparer, Noëlle était retournée la visiter plusieurs fois, en suivant différentes conférencières. Celles-ci montraient les pieds à peine dégauchis des statues en expliquant que c’était le haut qui intéressait ces sculpteurs… et non le bas. »
« On arriva à l’exposition et le ‘patron’ s’étonna : « C’est curieux on dirait qu’ils voudraient nous faire regarder les pieds… » – « Comment, Monsieur ? » – « Mais oui, dit-il avec un geste significatif de la main, vous voyez bien que tout descend ! »… Nous n’avons rien compris, et nous promettions de revenir plus tard pour bien ré-observer car il disait exactement l’inverse des conférencières ! »
« Et puis, toujours pour le faire profiter au maximum de Paris, nous l’avons emmené au Musée Guimet et l’avons fait entrer, au premier étage, par la grande porte qui ouvrait alors sur la salle indienne. Au fond, le grand Natarāja en grès rose se détachait sur le mur. « Tenez, dit Iyengar avec le geste inverse de la main, quand je vous dis que chez nous ‘ça’ monte ». À ce moment-là nous n’avons pas vu la différence et avons dû retourner plusieurs fois et à l’exposition sur Ramsès et au Musée Guimet pour que nos yeux perçoivent la différence d’aplomb qui, en effet, était très significative ! Était-ce de l’Histoire des Religions, de l’Histoire de l’Art ou de l’Ethnographie ? Śri Iyengar utilisait tout ce qui se présentait pour nous former. »
« Le quatrième pas eut lieu bien des années après en Śirşāsana. »
Depuis 1959, Iyengar avait donné à Noëlle les bases de la posture, en équilibre sur la tête, sans aucun poids sur les avant bras, et tout l’être étire « up ». Et, malgré tous ces détails, scrupuleusement exécutés, des douleurs sur la face et la nuque étaient apparues au cours des années dans lesquelles Iyengar avait demandé à Noëlle de travailler la posture ¾ d’heure, au moins, tous les matins. Rien n’y faisait et les douleurs empiraient.
C’est alors que Noëlle a pensé que si elle pouvait rencontrer une femme qui porte son propre poids sur la tête en restant immobile pendant longtemps, celle-ci pourrait peut-être lui indiquer l’erreur qu’elle faisait… car, pensait-elle : « Si je me fais mal, je risque aussi d’entraîner les élèves sur une fausse piste. » Iyengar n’avait-il pas indiqué : « Si les enfants font les postures debout avec précision, la posture sur la tête viendra automatiquement. » Il y avait donc bien une relation entre la posture sur la tête et l’aplomb debout, que les enfants acquièrent instinctivement.
[2] Étincelles de divinité X 35
On était alors arrivé en 1981. Une double plongée dans la civilisation africaine fut donc organisée durant l’été et l’hiver suivants au Burkina-Faso qui était alors la Haute Volta. Là, Noëlle apprit qu’aucune personne, femme ou homme – sauf circonstance extrêmement particulière – ne porte jamais l’équivalent de son propre poids sur la tête… et qu’une fois chargé, on ne reste jamais immobile.
C’est ainsi que nous avons pris conscience que l’ethnographie pouvait apporter une base profondément humaine et naturelle à notre recherche sur la ‘discipline unitive’.
Il y eu enfin un cinquième pas très important : en rentrant d’Afrique, nous avons continué à donner des séminaires d’aplomb comme base du yoga. L’un d’eux rassemblait des kinésithérapeutes qui nous ont beaucoup félicité sur le sérieux, le ‘pointu’, la finesse de nos recherches mais ont terminé en disant que cela ne les intéressait pas du tout : « nous soignons des Blancs et vous nous présentez des Indiens et des Africains ; rien ne prouvent qu’ils sont bâtis de la même manière que nos patients. » Alors il a fallu trouver, en Europe, des gens qui étaient d’aplomb et portaient sur la tête. Dans les années 50, c’était facile, mais nous étions au début des années 80 et il n’y en avait presque plus qu’au Portugal, resté fermé à toute évolution jusqu’à la révolution des œillets en avril 1974. Nous sommes donc allées travailler aux Açores, puis à Madère où les femmes portent sur la tête, mais les hommes sur l’épaule, enfin à Aveiro où hommes et femmes transportaient les canastras de sel sur la tête et pour finir à Setúbal où les descarregadores, transportaient sur la tête cestos (paniers) et caixas (caisses) à la criée au poisson. Là, nous avons trouvé un terrain exceptionnel où approfondir l’aplomb et le transport des charges sur la tête comme thérapie de la colonne vertébrale, grâce à Miguel, à sa famille et à ses camarades.
C’est à ce moment précis qu’est né l’Institut Supérieur d’Aplomb, comme ‘terreau’ non seulement du yoga, mais aussi de toutes les disciplines ou professions exercées par nos élèves. Là, enfin, les techniques du yoga pouvaient passer dans les positions de la vie courante à commencer par “être debout sur l’axe, Tadāsana” , “porter nos petits ou nos paquets d’aplomb”, “être assis à notre bureau d’aplomb”, “faire la cuisine en étant debout ou assis d’aplomb”, “marcher sur l’axe”, “être couché et dormir bien étendu, d’aplomb, Śavāsana”, etc… l’axe, l’aplomb, deux mots qui ont, en partie, la même signification.
En partie seulement, parce que l’axe est statique, vertical, et que, dans l’aplomb, entre non seulement les courbes de la colonne vertébrale et le poids du sujet, mais aussi que dans l’action tout bouge et s’adapte sans cesse. Dans l’aplomb, il y a donc la recherche (et non la notion) du poids et du contre-poids dans la gravité.
Le plus beau est la découverte qu’en Inde, le fil à plomb est appelé “fil de Brahmā”, le Créateur ! Chaque action, même la plus petite, faite dans l’aplomb, est donc une “puja” (une offrande, une prière) au Créateur. Il y a là une mystique très profondément spirituelle et en même temps très incarnée dans les moindres détails de la vie de tous les jours.
Les postures de cette “discipline unitive”, une fois décomposées, deviennent donc, dans cet axe, une recherche de perfection de tous les instants, une adhésion aux lois cosmiques, aux lois de la physique, de la physiologie, une recherche de la manière dont fonctionnent, dans la gravité, les articulations du mammifère humain. Vu sous cet angle, le yoga est une culture, une mystique très profonde de la santé, de la prévention, de l’union ‘incarnée’ avec la vie, la société, le cosmos. L’humain reprend alors sa place de petite étincelle cosmique, parcelle d‘Être issue de sa Source et y retournant après un chemin plus ou moins long, dicté par les radiations planétaires… Émanations de l’Être…Rien de plus, mais aussi rien de moins… Manifestation tangible de l’Être.
Sous le d de tadâsana, et sous le t de Natarâja, il faut un point qui n’existe pas dans mes simbolos